mercredi 29 juin 2011

La (re)prise d’Alger- Etat des Lieux Quarante ans d’Essais

Mardi 20 02 02

Djaffar  LESBET 





La  (re)prise  d’Alger 

19/03/62   -  19/03/2002
Etat des Lieux

Quarante ans d’Essais


Propos Liminaires


Tout d’abord je voudrais remercier vivement toutes les personnes qui ont été à l’origine de cette heureuse initiative,  de braquer les projecteurs de l’histoire sur Alger afin d’éclairer son passé récent. En effet, depuis 40 ans et plus précisément le dernier quart de siècle, Alger n’est plus que l’ombre d’elle-même ; ses restes reflètent approximativement ce qu ‘elle fut, ils ne sont même plus évocateurs pour « Ouled-El-Bahdja », ni même pour les nouveaux Algérois et encore moins pour les visiteurs.  C’est pourquoi, il est vital pour la mémoire de la ville, pour l’histoire du lieu, de lancer un appel à contribution de tous les témoins de la vie à Alger durant les années 50, pendant les premières années qui ont suivies l’indépendance, jusqu’aux années 75, afin que chacune et chacun évoque les souvenirs de son vécu dans la capitale pendant les marquantes de son histoire:
-          La lutte de libération nationale,
-          et les premières quinze années qui ont suivi l’indépendance du pays.

J’ose espérer qu’a la lumière de ces rétrospectives individuelles jaillissent les germes de vie qui feront refleurir le passé, égaillent le présent et éclairent les chemins d’un nouvel avenir, pour un traitement meilleur que celui qu’on fait subir à Alger aujourd’hui.

Mon deuxième vœux est que les Algérois (Ouled-El-Bahdja) et tous ceux qu’ils l’ont adopté depuis l’indépendance, prennent en charge l’après colloque. Car je sais par expérience que les actes d’un colloque finissent au mieux sur l’étagère de la bibliothèque des spécialistes, faisons en sorte que pour une fois, et ce n’est pas trop demander, la ville, la vie à Alger en ont tellement besoin, que les actes de ce colloque deviennent des actes au quotidien pour (re)connaître la ville d’hier et (re)trouver Alger de demain.

Introduction
Alger, ville millénaire, les Algérois témoins de la métamorphose de leur cité, diront que « l’éclat » qu’ils lui connaissent aujourd’hui résulte entre autres des évènements les plus marquants des quatre dernières décennies qui ont suivi l’indépendance du pays.
La casbah est l’un des plus anciens et importants centres urbains algériens. Elle a été durant des siècles, le berceau du mode de vie local qui, bien que connu et reconnu, ne fut que peu ou pas décrit jusqu’à un passé proche. Sa mise à l’écart brutale, depuis l’Indépendance, fait qu’elle est aujourd’hui menacée par l’oubli. Son architecture, un de ses principaux supports est en passe de disparaître dans une insouciance inquiétante. Ce premier noyau urbain est devenu une partie à part d’une ville qui a une croissance imprévisible et jusque là peu maîtrisée.
Le développement d’Alger a souvent démenti les prophéties des spécialistes les plus avertis. Après la célébration de l’année du centenaire de la colonisation (1930), Le Corbusier s’inquiétait des conséquences fâcheuses qu’entraînerait une croissance rapide d’Alger : « Si Alger gagne 100 ou 200.000 habitants, où les logera-t-elle ? ».(1)
Un doublement de la population lui faisait craindre le pire. A l’époque, la ville comptait 246.061 habitants. Soixante-dix ans après, sa population a été multipliée par vingt. Est-ce que le pire a raté le rendez-vous ou est-il si présent qu’il est devenu invisible, sans les lumiéres de la ville ?


Une Cite Légitimante


            La ville d’Alger (la Casbah) a été la porte d’accès ouvrant la voie à l’occupation de l’ensemble du pays. Elle sera, 130 ans plus tard, le dernier port d’où repartiront vers la métropole les derniers colons. Comme jadis, le ralliement de la Casbah a été déterminant pour l’installation du nouveau pouvoir. C’est dire le rôle symbolique que revêt la Casbah dans l’histoire du pays; pourtant, une fois l’Indépendance retrouvée, elle ne bénéficiera pas de l’attention qu’elle était en droit d’attendre. La Casbah continue à être perçue comme un espace « exotique », sans plus, voire dangereux.
La Casbah est toujours regardée avec les yeux de l’autre. Elle demeure un espace de résistance souvent craint mais pas toujours respecté. Paradoxalement, c’est sa capacité de lutte et son potentiel de résistance d’hier qui incite à son affaiblissement aujourd’hui, fut-ce au prix de sa disparition, alors que la Casbah a été, entre-temps, presque entièrement vidée de son contenu, et donc de l’essentiel de sa puissance mythique.

Hier, les Algérois ont extrait leur ville de la longue nuit coloniale. Aujourd’hui ils ruminent son prestigieux passé et s’interrogent sur le devenir de leur cité sans éclat.
 Alger ville de soleil vit à l’ombre d’elle-même. C’est dire combien elle a besoin de lumière pour se (re)voir, relire son passé récent et s’interroger sur son devenir.



Lumière sur Alger


            Quel éclairage porter sur Alger à l’aube du troisième millénaire !  Sans remonter à ses origines ni re-parcourir sa longue histoire. Pour pallier ce détour nous suggérons une lecture du fonctionnement, de la répartition sociale et spatiale à travers le tissu urbain durant le dernier demi-siècle.
Nous évoquerons dans un premier temps, en tant que témoin, la répartition de l’espace urbain avant le début de la guerre de libération nationale, puis pendant la bataille d’Alger et enfin après le cessez-le-feu et durant les évènements qui ont précédé la ré-appropriation de la ville et l’indépendance du pays.
Nous relaterons les stratégies usitées par les Algérois pour le contrôle des quartiers, l’occupation des logements abandonnés par les « Pieds-Noirs »(2),  et la mutation de la ville depuis qu’Alger a repris son destin en main.(3) Cette période a vu naître un nouveau pays. Elle fut la plus riche en évènements.
Pourquoi mettre l’accent sur ces épisodes marquants et particulièrement sur les stratégies utilisées par les habitants pour prendre possession de lieux jusque là interdits aux autochtones? L’abolition spontanée des règles d’accès à la ville, à la vie va être déterminant de l’histoire et la métamorphose d’Alger.

Les faits qui ont eu lieu durant cette période ont été plus ou moins relatés, les récits et analyses mettent l’accent sur la lutte entre les Wilayate pour la prise du pouvoir en général et de la capitale en particulier. Le mur de l’unité de façade imposé durant la lutte de libération se fissure et laisse apparaître au grand jour les luttes claniques :  Lutte entre les forces de l’A.L.N. (Armée de Libération Nationale) des maquis de l’intérieur et de l’A.L.N. des frontières, lutte entre les autorités civiles et le pouvoir militaire, lutte pour la prédominance du parti sur l’armée de libération nationale (A.N.P.), lutte entre tenants d’une économie libérale et les partisans du socialisme étatique, etc.
Tous ces mouvements ou luttes ont fait l’objet d’études et d’analyse par le biais d’approches politiques, sociologiques et économiques ; les travaux urbanistiques sur cette période restent discrets ou fortement généralistes, rares sont les monographies décrivant la redistribution spatiale au lendemain de l’indépendance. C’est là pourtant une des phases de l’évolution qui a été déterminante et conditionne encore aujourd’hui le dysfonctionnement des villes d’Algérie en général et de la capitale du pays, en particulier.

Nous ne prétendons pas faire le point sur cette période mais l’évoquer à partir du vécu, avec le vœu de susciter chez d’autres témoins l’envie de raconter leur cité.

Afin de mieux cerner cette période, nous prenons pour repère les mois qui ont précédé l’indépendance, qui a lui a redonné son statut de capitale de la nouvelle Algérie. Cet évènement va définitivement marquer le devenir de la ville, modifier ses repères, transformer son mode d’occupation spatiale et permettre la redistribution de ses habitants dans des lieux jusque là réservés aux autres, modifier son mode de gestion, créer un nouveau mode d’appropriation des logements, etc. Pour en faciliter la lecture, le dernier demi-siècle sera scindé en trois parties :
La première décrit les répartitions des différentes strates sociales et ethniques dans la ville, à la veille de la guerre d’Algérie(4.
La seconde repère les modifications dans la répartition des populations au sein de la ville sous l’effet de la guerre.
La troisième évoque les différentes formes d’occupation et de redistribution des logements dans la capitale.

Nous tenterons d’analyser les répercussions qu’ont eues les nouveaux modes d’occupation sociale et spatiale, induits par les habitants d’Alger, depuis l’indépendance.
Les diverses formes et modes d’occupations ont été décisifs. C’est un  tournant radical des modes d’appropriation des logements et de redistribution des espaces urbains. Ils conditionnent encore la gestion de la capitale et sont à l’origine du dysfonctionnement  de la vi(ll)e d’Alger.(5)

La ville avant la guerre d’indépendance

Alger : Un département français


Alger avait le statut de chef lieu d’un des trois départements français que forme l’Algérie.(6) La répartition spatiale des algérois était dictée et marquée par une ségrégation sociale et spatiale dans la ville. La localisation des logements désignait, les trois appartenances sociale, économique et religieuse des occupants. (7)

Pour les Algérois de souche Alger « Dj’zaïr » se limitait à la Casbah découpée en quartiers « Houma ».(8) Le reste ce sont des quartiers périphériques plus ou moins éloignés avec les connotations et la répartition habituelle d’un centre urbain. Quartiers riches, cadres, professions libérales, ouvriers et bidonvilles. La Casbah, premier noyau urbain, avait une répartition particulière.(9)
Les quartiers riches étaient souvent désignés par le nom d’une rue ou quartiers emblématiques. Le centre était découpé en zones: rue Michelet, Telemly, La Grande Poste, rue d’Isly, etc.
La proximité de cette dernière avec la Casbah lui donnait un aspect plus hétéroclite. Les autres zones concentraient une population de hauts fonctionnaires, de cadres supérieurs et de professions libérales.
Les proches banlieues résidentielles : Hydra, Le Golf, St-Eugène, Kouba, Bouzaréah, Baïnem, etc, étaient habitées essentiellement par les bourgeoisies des deux communautés ; les anciennes familles algéroises qui ont pu garder leur maison d’été « Djenane » tout en conservant leur maison d’hiver à la Casbah, ont vu se développer les constructions autour d’eux et sont devenus minoritaires dans leurs zones résidentielles, lorsqu’elles n’ont pas été chassées de leurs maisons.
Les quartiers des classes moyennes et ouvrières : en premier nous citons les lieux à forte présence autochtone tels que La Casbah, Placet El Houd,(10) Bab-Azzoune, rue de Chartres, La Lyre, Square Bresson, la Rampe Vallée, etc, ils étaient essentiellement habités par les musulmans et juifs algérois. Sidi Biche(11), Belcourt, Bab el oued, Tournant roviguo, Taguarins, Beau Fraisier, Madame l’Afrique –Notre Dame d’Afrique-, Champ de Manœuvre, Ruisseau, Laâquiba, Hussein Dey, El Harrache, etc, concentrent, sur les franges, un mélange de populations autochtones et « Pieds-Noirs ». A ces deux grands pôles de concentration s’ajoutent les quartiers de Leveilley, et La Vigerie, aux environs d’Hussein-Dey, quartiers ghettos regroupant des algérois.
Les bidonvilles étaient dans et autour de la ville : Bab Djedid, Fontaine bleue, Laâquiba, Oued Korriche, Oued-Ouchayah(12), ravin de la Femme sauvage, Beni-Messous, El-Harrache, Baraki, etc, Habités essentiellement par les autochtones issus de l’exode rural et par les familles quittant la Casbah à la recherche de plus d’espace. C’était la seule alternative après le mariage du fils. Les quartiers populaires sur-occupés affichaient complets et le logement social était rare et inaccessible.(13)  

Mis à part la Casbah et Laâquiba où les autochtones étaient majoritaires, dans le reste des quartiers la population « pieds-noirs » était dominante.


Les Loisirs dans la ville

Les lieux de loisirs(14) étaient rares pour les Algérois, et encore plus pour les Algéroises. Ils étaient inaccessibles et forts chers à la majorité composée de chômeurs ou de travailleurs occasionnels. Le travail était si rare qu’on utilise l’emploi pour distinguer deux personnes; Ali-Nizière, Manutentionnaire aux entreprises de trorrèfaction « Nizére »; Saïd-Veuve-Cotes, employé des usines de peinture « Veuve-Cotes »; Mohamed-TA, receveur des Tramways Algérois; Dahman-l’Avocat, coursier dans un cabinet d’avocats; Mohamed-Goutermanoff, clerc d’un célèbre avocat d’Alger Maître Goutermanoff, spécialisé dans les affaires de droit commun, etc.
N’étaient accessible aux Algérois que les loisirs de moindre coût que sont les cafés, les stades, quelques cinémas et les plages qui leur étaient réservées.

Les cafés « Maures ».  Leur nombre était sévèrement contrôlé par la police, les licences de cafés étaient limitées et accordées aux musulmans en fonction des services rendus à la police. La fréquentation était fonction du lieu d’origine,(12) cafés des Sétifiens à la place Rondon, des Marocains rue Bleue, des Didjiliens rue Rempart Médé, etc. Les supporters sportifs au café des sports rue Bruce. Les musiciens  au café Malakoff, etc. Les cafés faisaient office de salon, c’est le prolongement du logement. C’est là que les pères recevaient les amis.
La bourgeoisie algérienne, Pieds-Noirs et les hommes politiques (officiels)(15) se réunissaient  au « Tontonville ». Place de l’opéra.

Autres lieux de rencontre, sont les maisons closes (ouvertes à tout le monde). Une parie située à la basse Casbah dans le quartier juif, rue de Chartres et ruelles adjacentes. A Zoudj-Aïoune, rue Lalahoum, elles étaient fréquentées par toutes les communautés. A la haute Casbah, El-Djebel, quartier Gitans, rue Barberousse, rue Katarougil et dans les rues Bologhine, du Regard, etc, les maisons closes étaient fréquentées par les Algériens et les militaires de la caserne d’Orléans. Elles étaient intégrées aux quartiers, et, afin de prévenir toute erreur fatale aux étrangers les habitants des maisons mitoyennes apposèrent sur la porte d ‘entrée un écriteau en français avec la mention « Maison Honnête ».


Les cinémas, tacitement fréquentés exclusivement par les Algériens. « Nedjma » au cœur de la Casbah, spécialisé dans les films égyptiens et les westerns et « l’Odéon » à la place de Chartres, films policiers français. Les cinémas « Suffren », « Plaza » et « Bijoux » étaient aussi fréquentés par les Pieds-Noirs de Bab El Oued et des environs.
A quelques rares occasions les jeunes de la Casbah s’aventuraient au cinéma « Le Majestic » ou « Marignan » à Bab-El-oued pour voir une grande production  films de guerre. Les cinémas de la rue Michelet étaient infréquentables, situées dans les quartiers bourgeois.

Pour les femmes, un cinéma mixte « El-Djamel » rue Roviguo, quelques rares Algérois y allaient avec leur femme, voir des comédies égyptiennes, le balcon était réservé aux familles. Une fois par semaine l’opéra d’Alger réservait une matinée aux femmes pour assister à une représentation de musique  algérienne.
Les Algérois de Belcourt fréquentaient les cinémas « Dounyazad » à Laâquiba et le « Select » face au cimetière de Sidi M’hamed. Le premier spécialisé en films indiens et comédie égyptienne et le second Westerns américains et policiers français. A ces deux cinémas s’ajoutaient « Le Roxy », le “ Musset ” et le “ Caméra ” plus fréquentés par les « Pieds Noirs ».

Hammam et cimetières. Ce sont surtout les fêtes religieuses et privées, (mariages, circoncisions), qui  tenaient lieu de festivités.

Les occasions de sorties pour les femmes étaient le Hammam hebdomadaire. La Casbah en comptait une vingtaine(*). Les femmes se retrouvaient, un jour convenu, par affinité et par strates sociales.
Le vendredi est consacré à la visite du cimetière. Le nettoyage des tombes familiales offrait aux femmes l’occasion de se rencontrer et de s’extraire de leur lieu de réclusion. Les cimetières de Sidi-Abderrahman réservé aux enterrements des Algérois (descendants de la bourgeoisie urbaine) et celui d’El-Ketar aux habitants musulmans de la Casbah et des environs proches.
Le tombeau de Sidi Brahim était le lieu de rassemblement des algéroises. Par groupes successifs, elles allaient visiter ce saint personnage pour soulager différents maux, certaines recueillaient « l’eau des sept vagues », qui était censé libérer la voie du mariage aux jeunes filles. Des vieilles spécialistes des sciences occultes allaient chercher (acheter auprès des jeunes nageurs) les ingrédients marins pour délivrer le jeune marié du r’bat qui remet en cause sa virilité, soulager les victimes d’un mauvais oeil ou lever d’autres handicaps encore plus compliqués. Les plus sages allaient faire une simple ziara (en clair, prendre un bol d’air autorisé). On se promenait à Alger en ce temps là. Les Algérois n’ont pas toujours vécu au pas de course, à la recherche du produit rare.

Belcourt, l’autre pôle avait également deux cimetières : Sidi-M’hamed pour les Algérois de souche et celui de Birmandreïs pour la population musulmane. Les sorties de rencontres étaient au Hammam « Lekhel », selon le même rituel qu’à la Casbah.

Hammam et cimetières faisaient office de lieux d’échanges et de communication. C’est là que les femmes faisaient le point  sur l’ensemble des événements et des faits de société (mariages, divorces, mort, circoncision, maladie, etc.). 

Les matchs de football donnaient lieu à des confrontations inter communautés par équipes interposées. Les rencontres les plus prestigieuses avaient lieu entre les clubs Mouloudia et le Gallia ou l’ASSE (Association Sportive de Saint Eugène). Les joueurs de ces trois clubs étaient pour le premier composé d’Algérois, le second à dominance juive et le troisième à dominance chrétienne. 
Les plages  « interdites » aux filles, seuls les garçons bravaient l’interdit des pères et se rendaient à certaines plages tacitement réservées, suivant la même discrimination que les zones d’habitations. Les jeunes de la Casbah se retrouvaient aux « Deux-Chameaux », « Port d’Alger » « Ras El Moul », « Sidi-Brahim », « Rocher Carré » et ceux de Belcourt aux « Sablettes » à l’est du port d’Alger, entre les usines de Tamzali et les docks.
Les « Pieds Noirs » se baignaient à proximité de la ville, Padovani, Les sources, l’Eden, les Oliviers, la Pointe-Pescade, Miramar, Baïnème, etc.
Les professions libérales et les fonctionnaires se réservaient les plages éloignées : Baïnème, Guyoville, la Madrague, Sidi Ferruch, Chenoua, Tipaza, etc,

Les dancings, les casinos, l’opéra, etc, et autres lieux de loisirs étaient interdits de fait aux Algériens, seuls quelques privilégiés les fréquentaient. Ils étaient financièrement  inaccessibles pour la grande majorité. Ce n’est seulement que vers les années 1960, qu’une action (politique) de l’administration a été menée pour détacher la jeunesse algéroise de l’influence du FLN et lui permettre l’accès à ces milieux. La politique « d’intégration » sur base de nouvelles musiques « Rock » et « Twist » a connu un certain succès auprès des jeunes. Le mot « Surprise-partie » entrait dans le langage, jeans fuseaux et espadrilles de docker faisaient partie de l’habillement(16).

Cette division tacite de la ville allait s’accentuer durant la lutte de libération nationale.

La ville durant la guerre de libération.

            Les centres urbains étaient pratiquement un privilège de fait réservé à la population « Pieds-Noirs ». N'était admis que le quota de la force de travail autochtone, nécessaire aux quelques entreprises et aux différentes fonctions (entretien, nettoyage, etc). Les Algériens représentaient le neuf dixième de la population du pays, mais ils étaient très faiblement présents dans les villes.

            Avant la deuxième(17) mise en mouvement forcé des populations algériennes, (1954-1962), on comptait à peine 18% d'autochtones parmi l'ensemble des urbains; Seul un algérien sur cinq avait une expérience de la vie citadine. La lutte pour l'indépendance a déclenché une répression sanglante et la mise en place de nouveaux mécanismes "d'urbanisation en forcée".
            Pour s'assurer le contrôle des maquis et surtout couper les combattants de la population rurale, on a procédé à des rassemblements des paysans et de leurs familles dans des centres dits de regroupement. Ce qui incita une partie des paysans à s’installer en ville, contribuant ainsi à l'extension des bidonvilles.

            Ces déplacements ont contraint un Algérien sur deux à se déplacer de son lieu d'origine. C'est là le lot commun à toutes les guerres de libération.


Guerres et retombées urbaines


            "Les guerres classiques", opposant des nations produisent des effets  essentiellement sur les grandes agglomérations, là où se concentrent les industries. Au cours de la seconde guerre mondiale en France par exemple, la prospérité des villages contrastait brutalement avec les restrictions imposées aux citadins.
Les guérillas populaires ont des effets sur les campagnes, terrain  privilégié des luttes de libération nationale. C’est le refuge des maquisards. Soumis aux pressions contradictoires de l'armée coloniale et de l'armée de libération, les paysans abandonnent leurs terres, réduits à la dépendance, perdent leur système de défense et de référence et se réfugient dans les villes, ignorant tout ou presque des pratiques urbaines Les premiers trouvent refuge à la Casbah, les suivants s’installent dans les bidonvilles.
Dans Alger l’intensité de la guerre aboutit à la séparation des communautés. Afin de contrôler les Algériens en même temps que les isolés des « Pieds-Noirs », l’armée encercle les quartiers algériens de fils barbelés(**) et les découpent en ilots. Chaque famille recevant un visiteur est tenue de signaler sa présence, la durée et le motif de son séjour au chef d’ilot Les militaires installent des postes de surveillance sur les terrasses. Aucun habitant ne quitte la ville sans une fouille au corps. Six accès, avec des chevaux de frises mobiles, permettent aux habitants de sortir de leur " prison ". Le soir venu, un couvre feu à horaires variables confine les habitants à domicile. Ne pouvant emprisonner toute la population algérienne l’armée transforme la ville en un gigantesque camp de concentration.
Les manifestations populaires, décembre 1960, accentuent le processus de séparation entre Algériens et « Pieds-Noirs », et annoncent la fin de la guerre.  


Le cessez- le-feu

La reprise de la ville a débuté durant la période du cessez- le-feu, entre le 19 mars et le 5 juillet 1962, quatre mois avant l’indépendance effective du pays. Les stratégies de reprise de la ville par les citoyens, étaient d’abord tactiques, puis anarchiques, il y a peu de traces écrites sur cet épisode unique. En effet c’est l’une des rares fois où une population dominante abandonne  sa ville et ses biens en un temps aussi court(18). Seuls les récits oraux subsistent.


Reconquête de la ville.


Dès l’annonce de la fin des combats dans les campagnes, les villes du pays s’embrasent. Alger subit la politique de la terre brûlée. Une partie de la population « Pieds Noirs » refuse la perspective de l’indépendance du pays, crée l’OAS (Organisation de l’Armée Secrète) et décide d’installer le chaos. Elle opte pour la politique du pire. Les bombes et les assassinats rythment le quotidien. Les ouvrages, les hôpitaux et les banques de sang  sont dynamités, les bibliothèques et les archives brûlent, les femmes de ménage et les ouvriers sont exécutés. Les avions et les bateaux en partance pour la France sont pris d’assaut. Les colons fuient leurs exploitations et se réfugient en ville. La bourgeoisie algéroise quitte les quartiers et les zones résidentielles pour se réfugier près de leurs « frères » et « cousins » à la Casbah et les quartiers populaires. La vieille ville voit sa population doubler en quelques semaines.
Une partie du FLN (Front de Libération National) tente, sans directives, de limiter les dégâts, en encourageant la population à occuper le terrain par l’installation des familles dans les logements vides. Les logements deviennent des postes d’observations avancés et les habitants des francs tireurs.
L’armée de libération « des frontières » s’installe à Tlemcen et conteste la légitimité du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) négociateur des accords d’Evian. Le colonel Ouamrane, envoyé spécial de l’armée des frontières, installe son quartier général à la Casbah pour préparer la prise symbolique de la capitale et l’entrée du gouvernement Ben-Bella, avec l’appui de Yacef Saadi chef de la ZAA (Zone Autonome d’Alger). Le colonel Azzedine, autre chef de la ZAA partisan du GPRA est chargé de rechercher le colonel Ouamrane pour le neutraliser. Le FLN se divise entre partisans du GPRA et armée des frontières. Les Algérois découvrent la lutte des clans au grand jour. Ils n’admettent pas que les « frères » d’hier s’entretuent aujourd’hui pour le pouvoir.
            La ville est désormais coupée en deux, plus aucun contact n'est possible entre les communautés algériennes et les Pieds-Noirs extrémistes. Les services publics sont bloqués. La ville d'Alger montre des signes d'abandon et de déchéance. Le chaos s'installe partout. A la Casbah des collectes sont organisées pour l'achat de produits de nettoiement. Chaque quartier fait la toilette de ses rues et organise l'enlèvement de ses ordures. La Casbah reprend le temps d'un instant, son rôle historique de centre de pouvoir et de décision. La vie intérieure n'a jamais été aussi active, jusqu'au jour de l'Indépendance, puis, poursuivant le mouvement déjà amorcé, les habitants de la Casbah la quittent en grand nombre, après lui avoir fait sa dernière toilette, comme s'ils voulaient la laisser propre et organisée à ceux qui allaient les remplacer.


Les trois réponses


            On a assisté au déroulement d'un même processus dans les villes de Saïgon au Viet-Nam; Phnom Pen au Cambodge; qui s'étaient démesurément agrandies par les flux successifs de ruraux expulsés des campagnes. Elles ressemblaient à d'énormes parkings où stationnait une masse toujours grandissante de bouches à nourrir et de bras improductifs.
L'attitude adoptée par les nouveaux pouvoirs face à cette gigantesque désarticulation ne fut pas identique.
Le gouvernement vietnamien opta pour une ferme remise en culture des rizières abandonnées, comme la solution pour désengorger la ville, relancer l’économie.
Celui du Cambodge plus radical,  décréta  la mise à mort des villes, des urbains et la renaissance des campagnes.
Le jeune Etat algérien choisit le laisser-faire. C'est aussi une politique, mais elle  implique, à long terme, plus d'efforts et de moyens. Quarante ans après Alger en paie encore les frais.
On n'a peu d'écho de la première solution, la seconde a été presque finale et la troisième n'en finit pas de durer depuis le cessez-le-feu.
Pour concrétiser la victoire, les révolutions, les luttes de libération nationale et les guerres se terminent par l’inévitable combat pour la prise symbolique de la capitale, centre de décision et du pouvoir. Saigon, Téhéran, Paris, Berlin, etc, … illustrent ce fait. Alger n’a pas échappé à cette règle.





La transition manquée,

            Quelques mois avant l’indépendance effective du pays, la France a transféré le centre du pouvoir et de décisions à Boumerdès, à l’Ouest d’Alger. Cette initiative a brouillé les cartes. Il n’y avait plus aucune raison de ravir le lieu symbolique du pouvoir, il était ailleurs. La fin de la guerre d’Algérie ne pouvait déroger à cette règle. Il fallait qu’elle se termine par la prise de la capitale même vidée du pouvoir colonial. Ne pouvant la reprendre aux colonisateurs, l’ultime combat pour la reprise du lieu du pouvoir s’est déroulée entre Algériens. Il fallait que le prétendant au pouvoir « gagne » militairement la capitale pour se légitimer.
Les analyses politiques sur les troubles, alliances et mésalliances stratégiques sur les enjeux entre les différentes factions qui voulaient gérer le pays, ont été partiellement décrites à l’époque.
De cette tragédie subsiste un cri qui a marqué la mémoire de la ville : Sebaâ-S’nine Barakat (sept ans ça suffit !). Cri répété inlassablement par les manifestants refusant de prendre partie pour l’une ou l’autre faction.
Alger a été « prise » dans une confusion totale. Il y a par contre, peu d’écrits sur l’occupation physique de la ville, par les habitants dans un premier temps et par les gouvernants après l’indépendance.

L’Indépendance, un mot magique


            Le parc logement libéré dans la capitale par l'exode massif de la population étrangère était à même de satisfaire les besoins de toutes les familles présentes en ces moments à Alger. Cette période unique dans l'histoire du pays a révélé un comportement singulier, un phénomène urbain rarissime. Les évènements d'Alger et le gigantesque exode des étrangers qui a suivi, montrent que les populations les plus exclues de la société urbaine sont justement celles qui s'attachent le plus à l'ordre, dont elles sont pourtant les premières victimes, même lorsqu'il cesse d'être en vigueur.
           
            L'état algérien, un mot magique, quelque chose qu'on ne pouvait imaginer depuis des siècles mais qui ne pouvait qu'être juste, une fois installé dans ses fonctions et la paix revenue, allait procéder à une distribution équitable entre Algériens, puisque tous les autres étaient partis. Il était donc inutile de se précipiter, de violer la loi (19). Chacun recevra selon son mérite et ses besoins. Beaucoup y ont cru. Les mots d'ordre étaient transmis par les résistants urbains, par le même canal que durant la lutte de libération nationale et atteignaient la même population, celle qui était en contact permanent avec la résistance. Les autres, les nouveaux venus, n'ont rien su.!  Ignorant tout ou presque de la situation, ils ont investi les logements vacants.


Départ des Uns arrivée des Autres


            L’Indépendance du pays se traduit également par une déstabilisation de la Casbah. Le départ massif des familles originaires qui l’aimaient et savaient l’entretenir, à la recherche d’un logement plus vaste va lui causer le plus grand préjudice. Mais ces départs, loin de permettre la dé densification nécessaire des maisons, vont au contraire laisser libre accès à une partie des ruraux chassés des campagnes et attirés par les lumières de la Capitale. Les palais et maisons squattérisés cèderont sous le poids du nombre.
Ces substitutions de populations ont fait de la Casbah un espace de transition alors qu’elle était celui de la permanence et de l’urbanité durant des générations.
            La capitale n'a pas attiré seulement les paysans exilés de leurs terres et sans formation urbaine, elle était l'objet de nombreuses convoitises. C'est là que se joua la prise du pouvoir.
            Les quartiers se remplissaient au gré des circonstances et au hasard des rencontres. Or, pour l'Algérois, le milieu primait le confort, un appartement dans un quartier résidentiel le coupait de son milieu ambiant. De nombreux Algérois avaient conscience d'appartenir à une classe d'indigents, cela leur interdisait encore de prétendre individuellement à un  tel luxe; "occuper le logement de l’étranger parti à jamais". Paradoxalement, c'est la première vague de ruraux qui a incité les anciens citadins à l'occupation des logements vacants.
            Les ruraux ignorant la structure de classe urbaine et la hiérarchisation des quartiers, n'ont pas eu de mal à occuper les logements vides. Ils ont pris possession de la plus grande partie des villas, c'est la forme d'habitat qui répond le plus à leurs critères de logement. Ce n'est que plus tard que  les Algérois ont commencé à quitter les quartiers qui leur étaient jusque là réservés et à imiter les nouveaux arrivants.

            Or, l'ensemble du patrimoine immobilier abandonné par les expatriés fait désormais partie des biens de l'état. C'est ainsi que le jeune état algérien hérite (dans Alger) de 102.195 logements et 11.966 locaux à usage professionnel. Cet ensemble immobilier va être pris en charge dans une conjoncture politique, économique et juridique des plus confuses et géré par les soins d'une administration inexpérimentée, d'où de nombreux abus de pouvoir et un laisser aller remarquable qui vont accélérer le processus de dégradation de ce patrimoine.

            Les déménagements succèdent aux occupations légales ou non. A force de pénétrer dans les logements pour les occuper ou prendre le nécessaire dont on a besoin pour s'installer ailleurs ou alimenter les brocanteurs qui fleurissent à chaque coin de rue, la violation de domicile (20)ne voulait plus rien dire. Une famille qui s'absente de chez elle plus de quelques heures, court le risque de ne plus pouvoir réintégrer son logement, il sera occupé par une autre De plus, comment prouver que ce logement lui appartient ? Il fallait mettre fin à cette mobilité urbaine sur laquelle l'état n'avait aucun contrôle.

Les habitants de la Casbah investissent les quartiers de Bab El Oued. Ayant intériorisé la ségrégation spatiale, ils n’osaient pas prétendre aux villas et autres appartements des classes supérieures(21). Ce sont les cadres moyens qui s’en chargent. C’est la première « attribution » des logements
Les appartements abandonnés meublés sont occupés au gré des circonstances. Les premiers occupants invitent les amis et les proches à devenir leurs voisins, sans autre formalité que celle d’ouvrir la porte. D’autres, moins chanceux ont pris des appartements piégés. L’ouverture du réfrigérateur, d’une armoire ou de la porte d’une salle de bain et c’est l’explosion.

N’ayant pas d’expérience de la gestion de l’espace les familles nombreuses, habituées à l’unique pièce à la Casbah, occupaient une, deux voir trois pièces et se retrouvaient à l’étroit quelques mois plus tard(22). Un ami a changé d’appartement parce qu’il a trouvé que la chambre à coucher était mal située, le soleil le réveillait le matin. Il était plus simple de changer d’appartement que de changer son lit de pièce. Le célibataire qui allait faire ses courses, s’il tardait à revenir avait toutes les chances de retrouver son logement occupé par une famille. Il faut négocier pour récupérer les effets personnels. Comment prouver qu’ils vous appartiennent ! Les appartements vides étaient plus nombreux que ceux occupés, il était plus facile d’en occuper un autre que de négocier la reprise de « son » propre logement. Depuis, on laisse toujours quelqu’un de la famille dans l’appartement avant de sortir. Des logements meublés sont offerts par des amis aux jeunes couples, pour le prix d’une serrure neuve.
D’autres occupent les logements le temps de prendre les meubles. Les antiquaires fleurissent dans tous les coins de rues. Pour la première fois les pianos et autres instruments de musique font parti des meubles et du nouveau standing. 
Afin de pallier les effractions d’appartements, une nouveauté : le nom de famille et surtout celui de l’illustre employeur d’un de ses membres, fut-il simple planton, est inscrit en grand sur la porte : « Mr. X Ministère de la Défense », M. Y Ministère de l’Intérieur», « M. Z Présidence du Conseil », etc. En clair : appartement déjà occupé par une personnalité influente.
Les commerces sont pris de la même façon, l’employé chargé de l’ouverture du magasin devient le propriétaire, d’autres font appel au serrurier pour prendre possession des lieux.
Les rares légalistes ont négocié un bail de location de leur logement avec le propriétaire encore présent(23). D’autres ont acheté leur logement, passant outre le mot d’ordre  du FLN, interdisant d’acheter un bien qui de fait faisait partie du patrimoine de l’Algérie. De plus il n’y avait pas de notaire et encore moins de dispositif juridique pour légaliser les transactions. Certains ont vu leur acquisition confisquée, d’autres l’ont conservée, suivant une rigueur révolutionnaire à géométrie variable.

            Combien coûte le loyer, à qui le payer, qui entretient les immeubles, qui légalise l’occupation, etc, etc, autant de questions qui resteront longtemps sans réponse et ce, bien après l’indépendance.


Naissance d’un Etat

            Le 5 juillet 1962, accédant à l'Indépendance, l'Algérie doit faire face à une désorganisation totale des services publics; les archives techniques ou administratives ont été détruites ou embarquées à pleins bateaux vers la France. Le départ massif de la minorité étrangère a failli provoquer une radicalisation de la situation politique. Il a contribué à l'asphyxie de l'économie brusquement privée de l'encadrement technique (24) et de capitaux. La chute des investissements, les restrictions de crédits, la flambée des prix, la désertification des campagnes, l'hypertrophie des villes, le chômage dans l'industrie, le sabotage enfin des instruments de production par les extrémistes, marquent la période de transition et les premiers mois de l'Indépendance.

            De plus, l'option de développement économique de l'Algérie a fait que le secteur agricole a perdu sa priorité au profit d'une industrie lourde dite industrialisante. Tous les efforts se sont portés sur ce qui était jusque-là interdit: l'inaccessible urbain et l'industrie lourde, grande consommatrice de capitaux, créatrice de peu d'emplois et de beaucoup d'illusions.

            Nombreux sont les Algériens qui n'ont plus de lieu ou de villages d'origine. Venant des frontières ou fuyant certains camps de regroupement, les déracinés sillonnent les routes avec une adresse commune à tous, la ville, souvent synonyme de la capitale. L'installation dans les centres urbains était l'acte qui concrétisait la liberté retrouvée.        Ces otages de la guerre devenaient les prisonniers d'un mode de vie citadin. Alger a vu sa population tripler en moins de deux ans.(25)

            Nombre d'Algérois ont trouvé des logements avant que le pays ne retrouve son indépendance effective. Les mouvements des populations n'ont pas attendu la sanction des urnes. Deux mois avant le résultat du vote d'autodétermination qui allait mettre fin juridiquement à plus d'un siècle de domination coloniale, le parc logement avait déjà changé de locataires et de mode d'occupation.

            Le départ de neuf étrangers sur dix allait permettre aux  sans logis des villes et aux premiers flux de migrants, d'habiter des lieux dont beaucoup n'avaient jamais osé rêver. Mais les nouveaux occupants avaient des difficultés à adapter la distribution et l'organisation interne des appartements tournés sur l'extérieur, avec des pièces mono fonctionnelles, alors que jusque là, ils logeaient dans un habitat introverti dans lequel on était relativement à l'aise quel que soit le degré d'incommodité ou d'inconfort(26). On était plus à l'étroit dans le nouvel appartement même s'il comportait plus de pièces que  l'ancien logement. Négligeant le mode d'emploi d'un appartement normalisé, ils laissaient libre cour à l'imagination. Les espaces devenaient élastiques. Les transformations multiples soumettaient le cadre bâti à de rudes et dures épreuves pour lesquelles il n'était pas prévu. D'où une rapide dégradation des installations et des constructions.

            Alger consacrée capitale doit faire face à de nombreuses obligations liées à sa nouvelle fonction. Une partie du parc-logement est attribuée aux personnels des représentations diplomatiques, une autre partie réquisitionnée pour les bureaux d'une administration macrocéphale, d'une armée en développement, de ministères en pleine croissance, d'un parti en réorganisation, de multiples SONA… (Société Nationale de...) en gestation etc, ces nombreuses ponctions réduisent d'autant les possibilités du parc-logement et annonce l'amorce d'une crise urbaine qu'on voulait déjà réglée et qu'on n'a pas su prévenir. Le bilan sera très lourd de conséquences humaines et économiques.
Il fallait mettre fin à cette mobilité urbaine, sur laquelle l'Etat n'avait aucun contrôle. Comment gérer la ville ?


La Remise en place ou Syndrome de l’organigramme.


L’euphorie allait durer deux ans, durant lesquels toute ségrégation urbaine fut abolie. Le chômeur était voisin de palier du haut fonctionnaire, la femme de ménage occupe la maison de maître dans le quartier résidentiel. Les pouvoirs publics héritent d’une capitale sans expérience ni moyen de la gérer. Ne pouvant maîtriser ni réglementer les mouvements de population, l'Etat intime au dernier occupant d'un bien "géré" par lui, l'obligation de payer un loyer ainsi que des arrières sur la base d'une occupation théorique, avec effet rétroactif à compter du 1er juillet 1962, soit cinq jours avant l'indépendance du pays !!!. Le syndrome de l’organigramme est né. On calque l’organigramme de l’ancien occupant. L’Etat se comporte en propriétaire immobilier et fait de ses fonctionnaires des syndics d’immeuble. Le recouvrement des loyers devient l’objectif principal. Il s‘avère un outil redoutable pour la redistribution sociale et spatiale des habitants. Les administrations suivent l’exemple venu d'en haut. Les services d'électricité et ceux de l'hydraulique formulent une exigence identique à toute personne désirant régulariser sa situation vis-à-vis de ces services. La facture à payer se base sur le dernier relevé qui remonte souvent à trois années, voire cinq années de retard. Ces exigences cumulées vont être déterminantes dans la nouvelle redistribution des espaces urbains en fonction des strates sociales.
Le loyer prendra désormais en compte le nombre de pièces, le standing de l'appartement et la situation de l'immeuble dans la ville. Il va varier de 10 à 50 DA par pièce, ce qui est considérable pour l'époque. Or, toute la population n'était pas en mesure de payer un loyer aussi élevé surtout après addition des arrièrés et encore moins de régler les factures d’électricité, de gaz, d’eau, etc. Seule une petite minorité pouvait faire face à ces exigences inconsidérées (ou circonspectes) de l'Etat. La base théorique de calcul des loyers annule de fait la démocratisation de l'habitat que la modicité des loyers pouvait laisser supposer. L'application des directives impose à toute personne désirant devenir occupant légal du logement de s'acquitter de 5000 à 10.000 DA d’arrièrés(27), ce qui correspond à plus d’une une année de revenu d’un ménage(28) et cela dans une conjoncture où le chômage est le lot commun de la majorité, abstraction faite de sa condition sociale particulière et du marasme économique général. On assiste alors à de nombreuses transactions entre ceux qui détiennent un appartement bien situé et ceux qui ont une bonne situation.
           
Suivant l'exemple de l'Etat, les natifs quittent la Casbah. Après avoir déversé son trop-plein d'originaires sur la ville, la Casbah devient un réceptacle de sans-logis en mal d'urbanisme. Elle va de nouveau être soumise aux démolitions et aux modifications. L'histoire se répète pour elle : ses maisons vont devenir logements de rapport et de spéculation sans vie.
La "clarification" de la situation des biens vacants va se faire au détriment de la Casbah. Comme si seuls les restes architecturaux de l'histoire coloniale avaient de l'importance. Textes ou réglementations ont été publiés pour gérer le parc-logements laissés vacants; par contre, aucune disposition particulière n'est venue protéger la Casbah. Ce symbole et expression architecturale majeure de la société algérienne enfin retrouvée, n'a pas retenu l'attention voulue. La Casbah a de nouveau reperdu son rôle de centre du pouvoir qu’elle venait à peine de reconquérir.
Le système colonial avait fait d'elle une arme de guerre. Le nouveau pouvoir l'a utilisée comme telle.(29)  Puis jugée (devenue) dangereuse, elle sera abandonnée. Il a joué Alger contre la Casbah. Aucun élément ou structure important de l'Etat ne daigne s'installer dans ce qui était hier encore la source même du pouvoir d'aujourd'hui. Une attitude contraire aurait eu des conséquences heureuses sur l'ensemble des anciens centres authentiquement algériens. Une partie importante de la population de la Casbah est également tentée par la "nouvelle" orientation, laissant à d'autres son espace devenu restreint par le vide créé autour.
La Casbah a continué à exister en tant qu'espace-contre, contre la ville coloniale. Est-elle condamnée à disparaître avec ce qui l'a constamment menacé et stimulé en même temps ?         Les nouvelles et surtout brutales possibilités de logements offertes ont été des facteurs décisifs. Elles ont créé un vide dans une Casbah dénuée de tout projet d'avenir.

            Durant les premières années, c'est le locataire qui a estimé, selon ses possibilités, le montant de son loyer; il a également fixé le rythme du paiement suivant sa convenance. Rarement chaque fin de mois, souvent de temps en temps, il paie plusieurs mois à la fois. Ces initiatives très personnalisées n'ont pas concouru à assainir une situation des plus confuses, ni à réguler le fonctionnement du nouveau service des biens de l'Etat géré par un personnel inexpérimenté, non qualifié et largement dépassé par l'ampleur de la tâche. Pour recouvrir les loyers (mais surtout pour récupérer un logement bien situé) les fonctionnaires des « bien-vacants » redoublent d’ingéniosité. Ils exigent que tout locataire fournisse les six derniers reçus de loyer pour l'obtention de tout document administratif, personnel ou familial (permis de conduire, passeport, carte d’identité, enfin le moindre papier tamponné). Le secteur privé ne peut offrir autant d'avantage à l'époque, ni recourir aux même moyens (30)

Les règles du nouveau marché locatif ont englouti l'ancien. Les propriétaires qui ont quitté leur maison de la Casbah pour loger dans un bien vacant dans la ville ne voulaient pas laisser leur maison vide, toute habitation inoccupée était assimilée à un « bien- vacant » et investie par une famille. Ils louaient leur maison familiale au plus grand nombre de locataires possible. Les maisons se transforment des mini-logements rapport. La pièce est louée au plus offrant. Le propriétaire ne partageant plus la vie de ses nouveaux locataires est de fait moins exigeant sur leur conduite.

            Les nouveaux migrants utilisent les anciens circuits qui les conduisent à la Casbah. C'est là qu'échouent de plus en plus ceux qui n'ont pas pu ou n'ont su s'installer dans les autres parties de la capitale. La Casbah, principal centre autochtone a continué de remplir cette fonction d'accueil. Les vagues de ruraux post-indépendance se déversent sans trêve dans l'antichambre de la ville qui leur est le moins hostile et dont les loyers bas, attirent les familles les moins fortunées. De même, la saturation rapide des « biens-vacants » détourne les sans-logis sur la Casbah.

            Les actes d'abandon de la Casbah par la population la plus apte à son maintien et les signes du peu d'intérêt que lui accordent les pouvoirs publics, font d'elle une zone de relégation, mais cette fois destituée de son rôle d'espace contre. De quartier signifiant la Casbah est devenue un espace signifié. Avant on y habitait pour s'affirmer, maintenant on y loge par nécessité pour la majorité des habitants actuels.
            Les règles de recrutement qui garantissaient la probité du nouveau locataire, qui favorisaient les relations sociales et qui développaient l'esprit d'entraide et surtout d’entretien du cadre bâti ne sont plus respectées.
            La nouvelle situation, le manque d'affinité entre locataires et surtout l'absence physique du propriétaire, ont considérablement diminué l'intensité de la vie communautaire, sans qu’un autre système d’entretien se substitue à l’ancien. Cet ensemble de facteurs s'est traduit par un arrêt des entretiens collectifs et a abouti au délabrement du cadre bâti. Les ruines que l'on trouve dans tous les quartiers en sont les sinistres résultats. La ville entre désormais dans le cycle infernal de la dégradation qu'accentue le déséquilibre entre revenu et coût des réparations(31).

Ces profondes mutations de la population ont engendré une cohabitation forcée dans la plupart des cas. Il en résulte les nombreux conflits qui rythment désormais la vie dans la ville.
            L'importance numérique des immeubles dont la conception correspond au mode de vie de l’«autre », leur croissance continue dans et hors de la ville, a contraint la plus grande majorité des urbains des dernières décennies à s'adapter à la vie en appartement et surtout à adopter le mode de gestion correspondant (concierge, gardien, syndic, etc...) au détriment des pratiques de gestion locales existantes(32). La gestion dite moderne qui suit la logique de l’organigramme sans maîtrise ni moyen, s'est officialisée et s'est répandue sur l'ensemble du système locatif dans toute la ville (les villes). Même la Casbah a fini par le décalquer. Désormais ici, comme ailleurs, on paie occasionnellement son loyer, on oublie régulièrement les charges et on se décharge du devenir de la maison.
            Les espaces collectifs éclatent faute de communauté. La rue pénètre désormais jusqu'au seuil des logements le palier remplit la même fonction qu'une impasse. D'espace collectif il devient presque public. Il est divisé en petits morceaux. Chaque locataire s'approprie matériellement une partie où il entrepose en permanence des objets personnels.

            Ces amputations des espaces collectifs ont gagné les terrasses. La suppression de celles-ci par des occupations illégales a des répercussions tragiques. Elle réduira d'autant l’ espace de démonstration et d'échange le plus important des femmes. Comme si l'on supprimait aux hommes tous les cafés de la ville.

            L'absence de résolution claire concernant le devenir de la ville n'incite guère aux réparations. Bien au contraire, cela favorise le bricolage et la recherche de solution au jour le jour. L'état d’abandon et la dégradation ne se limitent pas seulement à l'intérieur des immeubles, ils s'étendent à l'extérieur et gagnent l'espace public. La ville perd tous ses repères et son éclat.


La ville sans lumière


            La jeune administration se met donc en place pratiquement en même temps que son mode de gestion. Cela veut dire aussi, absence totale d'expérience en matière d'architecture ou d'urbanisme et encore moins en politique urbaine.
Ne pouvant envisager une politique du logement à long terme, le premier gouvernement a préféré faire de la politique avec les logements à court terme(33) .
             La question du logement a été négligée. La manne de ce qui allait devenir les « biens vacants »  a occulté la crise du logement. La construction de logements n'était donc pas une priorité. D'autres tâches plus urgentes et plus importantes, par exemple la bureaucratisation du pays a mobilisé pratiquement tous les rouages administratifs. Au vide professionnel répondait comme en écho, un trop plein de fonctionnaires.
                       
            La ville craque de partout. (34) Tout ce qui dépasse se déverse en partie dans les programmes étatiques dont les capacités sont nettement en deçà de la demande (35), le reste se répartit dans le parc privé, légal et illicite ou dans les bidonvilles en croissance continue(36).
Le problème des bidonvilles revient à l'ordre du jour(37). Il est l'autre face de la ville. L'entrée dans la ville jusque là interdite de fait pour la majeure partie des autochtones selon le mot consacré, symbolise la liberté retrouvée. L'appropriation de l'interdit va être une règle dont chacun va se servir pour mesurer son pouvoir effectif dans la nouvelle société(38).
Tout va très vite. Plus le processus s'accélère, moins l'erreur est admise.





En guise de conclusion,

            Les Algériens héritent de la ville de l' «autre », sans les possibilités humaines, économiques et matérielles de la gérer tels que son organisation et son fonctionnement l'exigent. La ville, est faite à l'image de ses concepteurs. Elle est le reflet d’une domination d’une société sur une autre. Son mode de fonctionnement de type colonial traduit un ordre social et spatial imposé. Nous avons combattu le système colonial, nous nous sommes libérés. Nous nous retrouvons dans une position inconfortable avec le trophée du vainqueur : la ville de l'autre sans son mode d’emploi. Que faire ?
            Face  à ce dilemme, comment approprier l'objet même de la domination. Il fallait opter, vite détruire l'image ou la travestir. Le deuxième choix a été unanime. Aujourd'hui derrière les mêmes masques (villes coloniales) se cachent différents visages représentant les mêmes strates sociales. Seuls les prénoms des habitants ont changé.

            Les nouveaux urbains, dans la ville conçue par l’ancien occupant, se retrouvent dans un costume de citadin, d'abord flottant, puis de plus en plus étroit; au fur et à mesure que le contenu de la ville s'accroît, les retouches du tissu urbain deviennent de plus en plus fréquentes, de plus en plus nécessaires. L'habillement se découd jusqu'à n'être plus qu'un lambeau couvrant inégalement les populations qui y résident. Alger est-elle condamnée à la clochardisation?
            Ce ne sont pas les boutons de manchettes en or (quartiers résidentiels) ou l'épingle de cravate en pierres précieuses (palais présidentiel et autres monuments de prestige) qui empêchent de voir les signes de l'usure du pouvoir et de prévoir le déchirement sanglant du tissu urbain.

Alger est devenue une gigantesque cité dortoir. Les lieux de loisirs se raréfient, les cinémas ferment leurs portes, même la cinémathèque dont la renommée fut internationale végète, les lieux de rencontre des jeunes se transforment en club d’exclusion(39). Les visites aux cimetières ont cessé d’être des lieux de rencontre et d’échanges. La mort rythme la fréquentation. Les hammams ont perdu leur fonction urbaine pour devenir de simples salles de bains collectives, les stades, des lieux de défoulement. Le parc des loisirs est placé sous surveillance, les rares gestes d’intimité se font dans le dos des gardiens, les restaurants devenus inabordables, les plages privatisées ou difficilement accessibles faute de transports en commun suffisants. Les concerts épisodiques organisés par les pouvoirs publics, lors des grands événements, rassemblent les foules et permettent d’évaluer le taux de frustration dont souffrent les jeunes. La redistribution (ségrégation sociale) s’est recréée avec les loisirs en moins. Alger est devenue le reflet de la tristesse de ses habitants(40).

La ville est une des mesures du temps. Ses fonctions économiques et sociales, ses loisirs reflètent la confiance qu’accordent ses acteurs  aux institutions. Ce climat de confiance se manifeste dans les investissements à long terme. Or, la conjoncture politique et les perspectives économiques actuelles font se confondre présent et futur. Les professionnels des équipements de loisirs n’intègrent aucune perspective dans le temps et misent sur une rentabilité immédiate. 


            La mal-vie, la mal-ville dont chacun se plaint à juste titre, sont les résultats de productions communes. Ce malaise est régulièrement évoqué, d’où la nécessité d’un colloque qui aborde et consigne l’ensemble des causes apparentes, réelles ou supposées, les tris et les corrections se feront par la suite.
            Les témoignages écrits permettront d’évaluer les conséquences du laisser-aller et des dégradations de la ville et surtout du mode de vie citadin.

            Alger en voie de ruralisation active voit dans un moyen terme, s’effacer le peu de traces des pratiques citadines qui subsistent encore ça et là, éparpillées, guettées par l’amnésie ; l’architecte, le sociologue, l’urbaniste, le juriste, etc, ne peuvent  se contenter uniquement de leur rôle d’observateurs stériles. Ils doivent être aussi les éducateurs qui savent lire la ville; ils doivent apprendre à vulgariser et à transmettre les rudiments « d’alphabétisation » à ceux qui utilisent la ville dont chaque maison est un caractère de l’alphabet architectural local, chaque assemblage de maisons constitue une phrase qui nécessite parfois des corrections afin de l’intégrer au style du chapitre que constitue le quartier, la juxtaposition de ces ensembles forme la cité.
            Alger est un ouvrage en réédition constante; les auteurs et les utilisateurs corrigent les fautes qui ont été commises parce qu’écrites à la hâte, par des analphabètes ou sous la dictée du politique, plagiant des pâles copies d’une écriture étrangère au lieu.
            Alger a cessé d’être un ouvrage qui nous parle constamment. Quelle que soit l’habileté des maquilleurs, leurs actions même répétées sur les façades les plus exposées à la vue, n’auront aucun effet sur les métastases qui rongent la ville de l’intérieur.
            Aujourd’hui, en partie à cause des bouleversements qu’a connus la ville durant les trois dernières décennies, elle est devenue indéchiffrable pour ceux qui l’ont investie, justement parce que ceux qui l’on toujours pratiquée gardent jalousement leurs secrets pour eux. Leurs récits (oraux) demeurent inaccessibles au grand nombre. On ne peut attendre une attention délicate envers un espace sans épaisseur historique. « Il fut un temps où les lieux étaient associés à des vieilles légendes qui leur donnaient un nom et une personnalité parfois mystérieux. Aujourd’hui, nous rêvons d’intégrer la mémoire dans nos interventions sur les sites mais plus personne ne nous la transmet. »(41)
            La majeure partie des adultes présents maintenant dans la ville, est arrivée au lieu de résidence actuel en laissant son passé à son lieu d’origine. Ils ne le transmettent épisodiquement qu’à l’occasion de grandes fêtes qu’ils vont célébrer au village natal.

            Un des objectifs de ce colloque est d’informer (former) sur la mémoire du lieu afin que les habitants actuels intègrent cette dimension dans leur vie et transmettent aux jeunes algérois d’aujourd’hui, les récits de leurs quartiers que leurs parents ne peuvent leur conter.
            Les quartiers amputés du passé des parents, les jeunes découvrent le vécu de la ville en même temps que leurs pères. Or, un quartier c’est une accumulation d’histoires. C’est là le ciment d’une communauté urbaine. Les trous béants laissés par des projets inachevés montrent l’importance des richesses architecturales déjà soustraites à la ville.
            Le vide (dé)laissé par la démolition du quartier de la Régence est aujourd’hui sauve-gardé par les autobus en attendant qu’on lui trouve une destination finale.

Actuellement, même les enfants nés à la Casbah, ayant découvert tôt la vie dans les grands ensembles de banlieue, ont peu de possibilités à leur disposition de s’informer sur les lieux où sont nés et où ont grandi leurs parents.

            La Casbah, ce premier noyau urbain qui a donné son nom à la capitale, agonise. Elle souffre en silence et les cris qu’elle lance épisodiquement, à chaque effondrement de maisons, sont incompréhensibles pour la majorité des actuels urbains.          
Non, la Casbah ne meurt pas faute d’avoir trop vécu et d’être atteinte par la limite d’âge, Alger n’est pas l’ombre d’elle-même par fatalité et dégradations suivies, non elle l’est par négligence et surtout méconnaissance.
La ville est actuellement le théâtre d’affrontements entre différents courants. Il est urgent d’apprendre aux citadins à lire leur ville afin qu’ils respectent et défendent les contenus les plus signifiants de leur Histoire, afin que la mémoire du lieu soit transmise aux générations à venir.
            Aujourd’hui, c’est l’ignorance qui condamne la Casbah à mort et Alger à l’agonie.
Il est urgent d’apprécier ce qu’il reste de la mémoire de la cité, d’évaluer ce qui devrait être fait, d’envisager ce qu’on pourrait faire rapidement pour que le mode et le rythme de vie algérois renaissent de leurs cendres et redonnent à la ville sa joie de vivre et sa couleur, à Alger la Blanche.




Djaffar LESBET
Casbah - Paris
20 – 02 -  2002





(1) Le Corbusier : « Urbanisme de la ville d’Alger 1931-1934 » projet C, p.176 les oeuvres complètes.

(2)  Nom donné aux Algériens qui ont quitté le pays au moment où celui-ci accède à l’indépendance. A noter que cette appellation désignait : en 1901 « chauffeur de bateau indigène », en 1917 « Arabe d’Algérie » et depuis 1955 les « Français d’Algérie ». Dictionnaire « Petit  Robert Ed. 1989» p. 1433. Les Algériens ont toujours désigné les Français établis en Algérie de « Guaouri » ou « N’sara ». Ils appelaient la cathédrale d’Alger « Djamaâ En’sara » la mosquée des Français.
Aussi afin de ne pas alourdir le texte le terme Algérien et Algérois désignent les Algériens de souche. Les autres, Algériens d’origine européenne (la population « Pieds-Noirs » était composée d’une mosaïque provenant de différents pays) et la population de confession israélite, bien qu’algérienne de souche, seront désignés par le terme « Pieds-Noirs »  ou par leur appartenance religieuse supposée, chrétiens et juifs.
(3) Au moment de la prise d’Alger, en 1830, les familles algéroises ont du abandonner leurs maisons, chassées par les nouveaux occupants. « Le miroir » de Hassen Khodja, fait le point sur ce drame (Editions Sindbad. Paris 1980). Ernest FEYDEAU a écrit un roman sur la vie à Alger la misère des Algéroises devenues mendiantes dans leur propre ville. « Alger » éditions Calmann Lévy. Paris 1884. Ouvrage réédité par les éditions Bouchène Paris 2003. Pour la description et les destructions du vieil Alger, Henri Klein fait le point dans sons ouvrage « Les feuillets d’El-Djazaïr ». L. CHAIX Editeur. Alger juin 1937.
(4) Est-il besoin de rappeler qu’en 1950 l’Algérie était un département français habité par deux populations distinctes selon la classification officielle, l’une française, sans autre qualificatif religieuse explicite, originaire de différents pays d’Europe regroupant pourtant les différentes confessions catholiques auxquelles on a ajouté  les indigènes de confession israélite. Cette mosaïque compose la minorité dominante en Algérie. L’autre largement majoritaire regroupant 90% désignée par le terme « Français-musulmans », est formée par les différentes ethnies autochtones. Cette distinction n’est qu’une façon de draper la ségrégation sous l’habit du religieux et ce au nom des valeurs de la République ! A défaut d’une autre définition nous utilisons le terme « Pieds-Noirs » pour désigner la population algéroise non-musulmane.
(5) Afin de mieux saisir l’influence décisive  de cette période sur la métamorphose de la ville il serait utile d’inviter à l’occasion  de ce colloque, les acteurs de la mutation de la ville à contribuer à l’écriture de cette page de l’histoire d’Alger, de corriger nos erreurs et de compléter  notre tentative en y apportant leurs témoignages vécus au sein de leur ville natale.
(6) Les trois départements français d’Algérie étaient : Oran à l’ouest, Alger au centre et Constantine à l’est. Les territoires du Sud étaient sous administration militaire.
(7) Nous ne prétendons pas à une analyse exhaustive de la répartition de la population d’Alger, le découpage proposé est donné à titre indicatif, il traduit notre perception de la ville à cette époque.
(8) La Casbah est découpée en 44 quartiers « Houma ».
(9) Nous limitons notre évocation à l’utilisation, la description et l’usage de la ville par les Algérois de souche.  
(10) Place du gouvernement. La statue du Duc d’Orléans sur son cheval menaçant avec son épée pointée sur la Casbah. Ignorant la menace du cavalier, les habitants de la Casbah décident de n’avoir de considération que pour le cheval. Après l’indépendance la statue a été transférée à Neuilly-sur-Seine.
(11) Déformation du nom de l’architecte « Bitsch » qui réalisa l’un des premiers quartiers à proximité de la Casbah.
(12) Pour une analyse détaillée des conditions de vie et l’histoire de ce bidonville, voir Djaffar LESBET "Le problème du Logement: Oued-Ouchayah dix ans après" Université de Paris VIII 1975.
(13) La migration qui a suivi la deuxième guerre mondiale a gonflé les effectifs de la population urbaine d’Alger. La majeure partie des chefs de familles est d’origine paysanne. Les natifs algérois citadins étaient minoritaires. (Cf. « Les pièces ou la vie » Djaffar LESBET Ouvrage collectif. Tome II.  Editions L’Harmattan. Paris 1985
(14) Nous ne prétendons pas faire un relevé exhaustif des loisirs à Alger avant l’indépendance, ce travail reste à faire par les sociologues. Nous indiquons quelques pistes.

(15) Les nationalistes (dans la clandestinité) évitaient les cafés souvent infiltrés par des indicateurs de la police.
(*) Hamma « El Fouïta », « Bou-Ch’lagham », « Dara-B’dara », « Essouïquiya », « Sidi-M’hamed Cherif », « Sidi-Bougdour », etc, pour ne citer que quelques uns.
(16) Le film de Zemouri, « Les folles années du Twist » rend compte de cette parenthèse durant la guerre d’Algérie. « La nouvelle vague » a provoqué une flambée des prix des vêtements. Le jean d’occasion était le pantalon du pauvre et les espadrilles chaussures des dockers.  
(17) La première mise en mouvement des autochtones a suivi l’occupation du pays, s’est poursuivie et s’est amplifiée durant la lutte de libération nationale.
(**) Cf. Carte. Implantations des fils barbelés et encerclement de la Casbah.  Pour plus de détails, cf. Djaffar LESBET, plaquete publiée à l’occasion de l’inauguration du musée de la guerre de libération nationale, par l’office de Riad-El-Feth.
(18) Les voitures abandonnées au port d’Alger se négocient au pied de la passerelle à un prix modique, certains propriétaires préfèrent la brûler sur place que de la brader à vil prix. Le prix est celui de la clef de contact afin d’éviter que celle-ci ne soit jetée à la mer.
(19) Les habitants des bidonvilles d'Alger ont été paradoxalement les plus respectueux du logement de l'autre. Par exemple, les habitants des bidonvilles sont demeurés dans leurs baraques pendant que la ville s'est vidée, ils l'ont vue se remplir puis déborder sur eux. Par la suite, la plupart d'entre eux justifient ou attribuent leur attitudes à leur sens civique. Ils diront qu'ils n'avaient pas osé transgresser le mot d'ordre lancé par le Front de Libération National (F.L.N.) invitant à la retenue et à la discipline.
(20) Cette notion n'avait déjà plus de sens en Algérie. Sept années durant, les gens étaient extraits de chez eux à n'importe quelle heure du jour, de la nuit. Les logements étaient constamment investis par différentes tenues militaires sans aucune justification.
(21) Avec le recul, on constate que les habitants de la Casbah se sont repartis en ville en fonction de leurs aptitudes professionnelles virtuelles. Les ouvriers et les manœuvres sont partis vers l’ouest, Bab El Oued et les futurs cadres administratifs vers l’est et centre ville. Rares sont ceux qui ont « osé » occuper des villas. Hadj Marssali, ancien condamné à mort s’est vu attribuer une villa à Hydra, il l’a quitté au bout de deux jours. « Je me sentais comme un voleur dans la maison de l’autre ». Il a réintégré sa maison à la Casbah. 
(22) Les comportements que nous évoquons rapidement, méritent une plus grande attention. En effet, pourquoi la population la plus mal logée ne s'est-elle pas précipitée sur les logements vides comme elle fit avant pour les terrains qu'elle occupait souvent illégalement? Pourquoi les grandes familles qui étaient à 10 personnes par pièce n'ont occupé qu'un logement de 2 ou 3 pièces pour les plus prévoyantes, alors qu'elles avaient le choix. transgresser la loi pour un 3 ou 6 pièces ne fait pas doubler la gravité du délit. Aujourd'hui encore, l'occupant d'un (beau) logement ne part en vacances qu'après avoir installé un ami sûr à l'intérieur jusqu'à son retour. Les changements de mentalité et des valeurs intervenues depuis, font que malgré ces précautions, il n’est pas toujours sûr de le récupérer.
(23) L’ambassade de France se transforme en agent immobilier elle met à disposition des étrangers demeurés à Alger « la liste des propriétaires qui voulaient louer leur maison ». Jean Jacques DELUZ « Alger, chronique urbaine ». Editions Bouchène. Paris 2001.
(24) Dans les premiers mois de l'Indépendance, 900.000 du million d'étrangers qui vivaient en ALGERIE sont partis, notamment 33.000 chefs d'exploitation, 15.000 cadres supérieurs, 100.000 cadres moyens, 35.000  ouvriers qualifiés et près de 200.000 personnes occupant des emplois nécessitant une formation technique ou un niveau  d’instruction supérieur à la moyenne. (Chiffres cités par la Charte d’Alger p. 97. 1964. 
(25) A défaut de données statistiques portant sur l'année 1962, on peut toutefois estimer la population d'Alger à quelques 500.000 habitants y compris la population étrangère, le recensement de 1966, donne le chiffre de 943.551 pour la seule ville d'Alger et 1.648.038 pour l'ensemble du département. Si l'on excepte les 300.000 départs d'étrangers, la population autochtone a plus que quadruplé.
(26) Pour l’analyse des deux modes de vie. Cf. « Les pièces ou la Vie ». Djaffar LESBET. Les politiques Urbaines dans les pays en développement. Editions l’Harmattan. Paris 1985
(27) 1 DA = 1 F. à l'époque, 11,85 DA actuellement.
(28) Revenu mensuel des ménages algériens : 20 % moins de 120 F , 20 % moins de 250 F 35 % moins de 500f (Etude de la S.C.E.T., 1960). En 1964, les revenus étaient sensiblement les mêmes sinon moins élevés puisqu'en 1970 une étude d'ECOTEC (Bureau d'Etude National) montre que :        35 % des ménages avaient moins de 400 DA. 50 % disposaient de 400 à 600 DA.,25 % seulement avaient plus de 600 DA par mois.
(29) Il est remarquable qu’aucun chef de l’Etat et ce depuis l’Indépendance n’a à ce jour visité la Casbah….
(30) Le secteur privé locatif ne loue pratiquement qu'aux étrangers et exige plusieurs années de loyers d'avance, dont une grande partie en devises convertibles. La crise algérienne a eu pour conséquence, entre autres, une réduction notable du marché locatif.
(31) Dans l'ancien système le locataire devait au propriétaire "deux loyers". Le premier était payé chaque fin de mois et correspondait au prix de la location ; le second, de loin le plus important, était une participation constante régulière et gratuite au maintien de la maison. La gestion des maisons de la Casbah était spécifiquement locale. Paradoxalement c'est maintenant qu'elle n'a plus cours.
(32) Certes il est vrai que le fonctionnement de l'ancien système et son efficacité n'étaient possibles que par la division séxuée des espaces. Actuellement la tendance est (suivant les périodes) à l'atténuation de cette "ségrégation". Mais il fallait absolument maintenir le système d'appropriation collective, le recréer par la modification des espaces servants dans les immeubles ou du moins le prévoir dans les programmes de logements réalisés depuis l'indépendance. On a rejeté l'ancien, qui ne pouvait d'ailleurs se maintenir hors de son contexte, sans se préoccuper des conditions nécessaires au fonctionnement réel du nouveau. Seuls les avantages qui se rattachent aux fonctions qu'il implique (50 % de réduction du loyer pour le syndic et logement gratuit pour le concierge) sont effectivement et immédiatement appliqués.
(33) Si l'on regarde la répartition des constructions dans  la ville, on peut dire que les bidonvilles ont considérablement diminué. En 1954, Les bidonvilles abritaient 41,5% de la population algérienne d'Alger, aujourd'hui on peut évaluer à "à peine " 10% des habitants de la capitale logeant dans des bidonvilles. L'absence de données statistiques ne permet pas de mesurer les quelques 25.519 baraques recensées à Alger servant de logement à une population estimée à  161.971 personnes en 1982, Source Centre National d'Etudes et de Réalisations en Urbanisme (C.N.E.R.U), Alger P.U.D. p.175-176. De plus, le T.O.L. qui était de 5,8 en 1966 est passé à 7,7. Qu’en est-il actuellement ? L’absence de données fiables rend toute évaluation hasardeuse.
(34) Le recensement de 1977 montre que 22 % du parc-logement d'Alger nécessite une rénovation d'urgence et 5 % doit être démoli. La situation s’est nettement dégradée depuis.
(35) L’écart entre demande de logements et réalisations n’a cessé de se creuser. Les estimations faites à partir du P.U.D. d'Alger o.c. laissent un horizon de baraques inévitables.
(36) Dans les environs de Baraki, entre 1977 et 1982, 14.700 logements planifiés ont été livrés et les bidonvilles se sont accrus de 7.000 baraques dans le même temps. C'est-à-dire pour une production de deux logements jour on a fabriqué une baraque chaque nuit.
(37) En 1983 on a lancé un programme de lutte contre les bidonvilles. Opération baptisée « retour au Douar d’origine », cela consiste à raser les baraques et les logements sommaires illicites et à reconduire, manu-militari, le chef de ménage et tous les occupants du logement, à son lieu de naissance déclaré à l'intérieur du territoire national. Cette opération n’a fait que déplacer le problème sans résoudre la question qui reste d’actualité.
(38) Aujourd’hui encore, tout logement « vide » est considéré comme un « bien-vacant » donc à prendre. Les personnes menacées qui ont quitté la ville, une fois de retour retrouvent leur logement occupé et ont parfois du mal à le récupérer. Le syndrome de 1962 est entré dans les mœurs. 
(39) Les maisons closes « officielles » ont totalement disparues après l’Indépendance, investies par les migrants et occupées comme des « biens-vacants ». La prostitution est devenue un commerce ambulant dans certaines artères de la ville. Vers les années 90, une péripatéticienne à la « retraite » dans sa maison rue Bologhine a mis une plaque neuve sur sa porte « Maison Honette », devant mon regard interrogatif sur l’orthographe elle me dit « Je suis une ancienne du quartier, tu sais, je peux t’affirmer, aujourd’hui, s’il y a encore une maison honnête dans cette rue bien la mienne.»
(40) Les forêts d’antennes paraboliques donnent une indication sur le taux de fuite virtuelle, d’une quotidienneté de moins en moins supportable. L’attente d’un visa pour une vie meilleure illusoire maintient sous perfusion l’espoir des jeunes.
(41)  J.J. DELUZ op. Cité, p79. L’atelier Casbah chargé du programme de sauvegarde du patrimoine a par méconnaissance détruit  « Aïne El Attèche ». Elle donna son nom au quartier, au centre de la Casbah. Son emplacement figure dans la carte établie par Gzelle, 25c AVJ. Ce repaire historique a été éffacé de l’histoire du lieu lors de la construction  de la crèche « Bologhine » (en cours depuis 20 ans). Devant nos protestations, l’architecte chargé du projet eu ces mots pour justifier l’effacement de la mémoire du lieu : « Que faire d’une fontaine qui ne coule plus ».

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